Carnet de guerre d'un arbre mort
Je suis mort il y a longtemps.
Longtemps que mes bras ne portent plus les fruits de la vie,
Longtemps que mes branches restent éprises d’inertie,
Pourtant je la sens. La guerre est là, à mon pied.
C’est le mois d’août.
Je les vois, eux qui se croyaient neutres, carabiniers au paquetage pesant,
Eux si timides mais non des pleutres, lignards au taconeos miroitant,
Je les vois, eux aux uniformes vert et noir et aux boutons de cuivre rutilants,
Eux, vêtus de bleu et de noir et arborant des fusils clinquants,
Je les vois, eux, soldats comme sortis d’une opérette,
Pourtant partir bille en tête.
Triste mois d’août, été meurtri.
Au bout de mes racines dénervées, je perçois la hargne et la rage, la haine et l’anxiété
Qui enserrent les hommes et vont les décimer, leurs chairs par la peur innervées.
Au long de mon tronc dénudé, oubliant de piller ce qui reste d’aubier,
Les petits insectes de passage sous mon écorce, agriles, cloportes ou charançons,
Fourmillent et frémissent,
S’agrippant l’un à l’autre, aux sons des cliquetis des messages lancés en morse,
Des ordres criés à pleine voix et des pas pesants des soldats tirant charrois et canons.
C’est le mois d’août.
Combien de malheureux ont déjà rejoint le néant, chus sous les balles
Ou fracassés par les obus, empêtrés dans les barbelés et la boue,
Le corps engoncé dans une capote d’assaut, les jambes guêtrées et la barbe hirsute ?
Combien vont mourir affamés à quelques mètres à peine
De sacs de blé entassés dans les fenils abandonnés qui finiront éventrés,
Laissant s’écouler les graines comme couleront les larmes vaines des femmes éplorées ?
Tous ici sont harassés, le regard embué d’émoi,
Face aux baïonnettes des ennemis tout aussi hagards, tout aussi glacés d’effroi.
Dans les bas fossés, trous à rats où règne la rogne, certains, geignent de douleur.
Au milieu des cœurs gravés au bas de mon buste rugueux
Par d’anciens amoureux est maintenant imprimé en rouge sang
Le massacre de ces malheureux fusillés au pied d’un mur calleux
Par des militaires se soumettant au gré de l’absurdité de leurs chefs,
Tandis que femmes et enfants doivent se réfugier dans l’abbaye de Leffe.
Triste mois d’août, été meurtri.
Saloperie de guerre.
Belligérance crasseuse qui empoisse les corps et les âmes, qui hérisse la peau
Quand la Collégiale s’enflamme haut,
Qui empoisonne les cœurs et les esprits, qui sape le moral
Quand, au loin, l’horizon s’incendie de lueurs létales.
Saloperie de guerre.
Boucherie ineffable qui oppresse hommes et femmes, qui asservit et avilit
Au nom d’une cause infâme,
Qui agresse vieillards et enfants rieurs, qui tue et punit
Des innocents supposés francs-tireurs.
C’est le mois d’août.
De Surice à Sorinne, de Dourbes à Romedenne, sourde la haine d’une armée implacable,
De Spontin à Dorinne, de Onhaye à Anthée, les routes sont hantées par une vilenie inexpiable,
De Breuvanne à Freyr, de Rossignol à Waulsort, des soldats tuent leurs propres frères,
Grisés par des breuvages éthyliques et leur triste sort.
La vallée qui s’étend devant moi est dévastée.
Elle qui frétillait d’ardeur frémit d’horreur, elle qui abondait de bonheur
S’abandonne dans le malheur.
Elle qui s’égayait des profusions de la Meuse, de la splendeur de sa Citadelle,
S’égare dans les alluvions de la guerre, cette gueuse, dans une terreur cruelle.
Triste mois d’août, été meurtri.
Là, debout devant moi,
Parmi mes congénères déchiquetés par les shrapnels,
Mis à genoux par les hommes et leurs agissements démentiels,
Déjà s’érigent des bouts de bois croisés, plantés en futaies anodines,
Calvaires anonymes pour des êtres anéantis.
Forêt de croix.
De guerre lasse, l’avancée de l’ennemi ne peut plus qu’être pâtie,
Et cette forêt, hélas, n’en pourra être que plus pathétique.
Forêt de croix.
Moi, je suis mort il y a longtemps.
Que l’on m’abatte !
Je ne veux pas être l’arbre qui cachera cette forêt.
Texte d'Olivier Delcourt